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Jours d'ennui
22 janvier 2011

Effacement progressif du passé - 6

J’arrive en avance chez les Fresnoy. La vieille femme est là, sur le perron, toujours prête. Elle porte une robe bleu ciel. Je lui en fais le compliment. Une fois dans le salon elle me demande comment je vais.

-          Bien, je vais bien madame. Mais j’aimerais vous poser des questions. C’est au sujet d’un jeune homme qui s’appelle François. Vous m’en parlez souvent.

-          François ? Quel François ? Je connais beaucoup de personnes qui s’appellent François. Et je ne me souviens pas de vous en avoir parlé.

-          Alors je me suis trompé. Excusez-moi.

-          Non, non, ne vous excusez pas. Si vous me le dites c’est que c’est vrai. Vous savez, parfois j’ai l’impression d’avoir des absences. Ce n’est pas grave, ce sont des choses qui arrivent à de vieilles femmes comme moi. Ce qui m’embête c’est que je risque d’ennuyer les gens et de dire des bêtises. Dites-moi en un peu plus sur ce François.

-          Vous ne m’avez pas dit grand-chose, rassurez-vous. Si je peux le permettre, je crois  que c’était un jeune homme qui était un peu amoureux de vous. Rien de plus, vous ne m’avez rien dit d’autre.

-          Ecoutez, tout cela est quand même très ennuyeux. Vous êtes sans doute la personne à qui je parle le plus dans la semaine. Le samedi et le dimanche, ce n’est pas pareil, j’ai des visites. Mais la semaine beaucoup moins. Je vous demande de ne rien me cacher de ce que je peux dire dans ces moments là. Je vous le demande vraiment, j’ai confiance en vous. Je sais bien que ma santé ne va pas vers le mieux et que ces absences ne présagent rien de bien fameux. Mais ça ce n’est pas grave.

De la façon dont elle me regarde je comprends que je n’ai pas le choix. Cette femme m’en impose. Sous sa froide courtoisie je sens une véritable supplique. Je n’aime pas les gens de son milieu mais je dois avouer que certains d’entre eux savent se tenir. Never explain, never complain. Je suis troublé au point de ne  pas entendre la porte de la maison s’ouvrir. Je ne prends conscience de l’arrivée de Caroline qu’au moment ou un garçonnet surgit dans le salon suivi de sa copie conforme, à peine plus petite. Ils sont blonds tous les deux avec une mèche de cheveux sur le coté, ils portent des polos bleu pâle et des bermudas en toile écrue. Ensuite Caroline entre dans la pièce et j’envoie balader mes préjugés sociaux, ma mauvaise humeur, et tout le reste. Elle est lumineuse, je ne trouve pas d’autre mot. Depuis notre première rencontre je me suis demandé à plusieurs reprises si je n’avais pas été victime d’un mirage. Ça m’est déjà arrivé dans le passé. Cette fille sublime qu’on croise un soir et qu’on reconnait à peine une semaine plus tard. Mais non,  Caroline n’a rien perdu de son éclat. Elle envoie les garçons à l’étage, s’assoit, sourit, parle à sa grand-mère, s’inquiète de sa santé, de la chaleur, lui demande si elle boit assez d’eau, me prend à témoin, relève sa mèche de cheveux, croise les jambes, les décroise, me donne  des palpitations. L’heure passe, je dois partir. Elle m’accompagne sur le seuil de la maison, pose sa main sur mon avant-bras, me dit de prendre soin de sa grand-mère. Un voile passe  sur son visage  et sa main ne bouge pas. Une fissure dans le cours du temps. Puis on entend un cri d’enfant dans la maison. Caroline se retourne, le grand bazar reprend ses droits. Je passe le reste du week-end terré chez moi. Le bouquin de Carver reste sur ma table de nuit. Je regarde des films que j’ai loués sans pouvoir me souvenir de leur titre.

Lundi. On étouffe toujours. Mme Fresnoy ne se plaint pas. Elle n’a aucun  moment d’absence et j’en suis presque déçu. Mardi sera pareil. En revanche mercredi elle ne me reconnait pas. Elle me demande qui je suis, ce que je fais là. Je ne sais que répondre. Soudain elle secoue la tête. Mon dieu, suis-je distraite, vous êtres le frère de François, bien entendu. Elle est fébrile, ses mains tremblent un peu. Une fois dans le salon je lui prends le poignet. Son pouls est régulier. Elle continue à parler. Propos confus. Il est question de personnes que je ne connais pas. Elle parle très vite, mange certains mots. Puis se tait. Ses jouent flageolent, elle est sur le point de pleurer. Elle prend une grande inspiration et avance la main vers mon bras. Le même geste que Caroline. Je sens ses doigts flétris sur ma peau.

-          Je suis sincèrement désolée. Je n’ai pas voulu tout ça. Vous savez, je les ai vus quand ils ont tué François. Je les ai vus, oui, et personne ne le sait. Je les ai vus aussi quand ils l’ont enterré. Je n’ai jamais rien dit à personne. Mais à vous je peux le dire. Vous êtes sont frère. Oh non, oh non.

Elle tourne la tête de tous les coté.  Oiseau égaré. Je la prends par le bras et elle se laisse faire. Nous montons l’escalier. Elle me guide jusqu’à sa chambre, je l’allonge. Son front rayonne de chaleur. J’appelle son médecin de famille, Pierre Champsaur. Je le connais un peu. Tout le monde connait  Champsaur. Je suis chaque jour étonné que cette vieille bête de somme possède un portable. Quel âge peut-il avoir ?  Certains disent soixante-dix ans. Peut-être plus. Après quoi j’appelle Caroline. Pas forcément utile, ce dernier appel. On va dire : prématuré. Mais j’ai le cœur qui bat comme un con de lycéen. Caroline répond, elle dit qu’elle va passer. Je bois ses paroles, je bois à cette source mélodieuse.  Ensuite, j’attends.

La vieille Fresnoy dort maintenant. Je regarde autour de moi. Meubles en merisier, couvre-lit blanc, rideaux vert étang, parquet verni. Peu d’étalage. Une vierge de Lourdes sur la table de nuit, une photo du défunt mari, quelques livres sur la commode. Champsaur m’a dit une demi-heure. Il sera à l’heure. Ni en avance, ni en retard. Je me lève, je descends l’escalier en silence et je vais ouvrir l’armoire du vestibule, celle qui contient les albums de photos. Les années sont notées sur les épaisses reliures. La classification suit les évolutions technologiques. Un recueil par an à partir des années 2000 et de l’apparition des appareils numériques alors qu’il ne faut que trois albums pour couvrir les années 70. Et un seul pour tout ce qui est antérieur à 1950. C’est cet album que Jacqueline Fresnoy avait tenu à me montrer quelques jours auparavant. Je reconnais la couverture beige, un peu fanée. Les pages sont séparées  par du papier transparent qui craque comme une feuille morte. J’ai peur de faire trop de bruit et de réveiller la vieille femme. Sans compter que je ne sais même pas si nous sommes seuls tant cette maison est immense. Je sors, je vais jusqu’à ma voiture et j’enferme l’album de photos dans la malle arrière.

Champsaur arrive à l’heure promise. Cet homme est une horloge. Mme Fresnoy s’est réveillée. Elle salue le vieux médecin d’une voix ferme et cordiale. Elle demande à Champsaur ce qu’il fait là. Plus aucune trace de fébrilité. Je me sens obligé de répondre. Je parle de la fièvre, de ses propos incohérents. Elle baisse les yeux, serre les lèvres. Elle se sent humiliée. Je m’en veux un peu. Champsaur lui pose quelques questions. Digestion, maux de têtes, douleurs abdominales, nausées. Puis il sort son stéthoscope.  Je regarde ses mains pendant qu’il ausculte Jacqueline Fresnoy. Des mains de vieillard avec des taches sombres et une peau crevassée. Il  se tait pendant qu’il travaille. D’ailleurs il se tait la plupart du temps. Il rédige l’ordonnance, toujours en silence, puis, enfin, il prend la parole.

-          Mme Fresnoy, normalement, je devrais vous hospitaliser. J’imagine que vous préférez rester chez vous ?

-          On ne peut rien vous cacher docteur.

-          On va tout faire pour que vous restiez ici. Ce n’est qu’une fièvre passagère, un virus, mais vous êtes comme moi, vous n’avez plus vingt ans. Je laisse une ordonnance. Vous avez quelqu’un qui peut aller à la pharmacie ?

-          Oui, ma petite-fille, Caroline.

-          Je repasserai ce soir. Restez allongée cette après-midi.

Nous descendons tous les deux au rez-de-chaussée.

-          Sa petite-fille va  venir ?

-          Normalement. Je l’ai appelée. Ce n’est qu’un virus ?

-          Oui. Mais pour le reste j’ai peur que ce ne soit plus grave. Elle a vu Martin hier. Je n’ai pas encore le compte-rendu mais ça ressemble à un début de dégénérescence sénile. Bon, et toi, Stan, comment vas-tu ?

-          Bien.

-          Et tes parents ?

-          Bien aussi, j’imagine. Sinon vous le sauriez.

Il se fend d’un petit sourire. Champsaur est notre médecin de famille. Il m’a connu au biberon.

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Commentaires
G
Style intéressant. L'auteur peut visiter le lien suivant:<br /> <br /> http://descos.pascal.monsite-orange.fr<br /> <br /> Sa création littéraire rejoint aussi cet auteur.<br /> <br /> Guy
Jours d'ennui
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