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Jours d'ennui

29 avril 2011

Helvète placard - Fin de l'histoire

A midi moins dix nous fûmes devant le 6 de la rue d’Arcole. Le trajet s’était déroulé dans une douce euphorie, celle-là même qui m’embrumait toujours l’esprit au moment ou je sonnai chez  Edwige Anselme. Le facteur ne voulut pas entrer ; il me dit qu’il  m’avait mené à bon port, que son rôle s’arrêtait là. J’insistai pour qu’il monte avec moi. L’appartement  était au premier. Elle nous attendait dans l’entrebâillement de la porte. La grand-mère de Jeff avait tout juste dépassé la soixantaine. Elle était élégante. Un peu vieille France.  Je me présentai.  Elle me répondit en souriant que Jeff lui avait téléphoné d’une cabine pour la prévenir de mon arrivée. Je lui demandai d’excuser mon retard avec la certitude de puer  l’anis à plein nez. Je n’avais même pas pensé à lui présenter mon facteur préféré. Mme Anselme, décidément parfaite, me sauva la mise en susurrant que monsieur était sans doute un ami de Jeff, lui aussi. Puis elle saisit le paquet de mes mains engourdies et nous proposa de venir admirer sa collection de coucous.  Nous la suivîmes  dans une petite pièce  située à l’autre extrémité de  l’appartement. S’il avait  pu rester  une infime particule de doute dans mon esprit, elle se  volatilisa  à la vue de la trentaine de coucous  accrochés aux murs. C’était la première fois que j’en voyais autant. Mme Anselme posa le paquet sur une table, le démaillota, ouvrit la caisse en bois, et finit par sortir le coucou en le couvant de regards admiratifs. Elle se dirigea vers un espace libre  et suspendit son nouveau jouet à deux crochets déjà chevillés à la cloison. Ensuite elle remonta le mécanisme, équilibra le balancier, puis contempla son œuvre avec satisfaction. Pour ma part, je jetais des regards  effarés autour de moi. Cette accumulation de coucous était inquiétante. Aucun ne ressemblait  vraiment à l’autre, il y avait toujours un détail qui changeait, les volets, la cheminée, une teinte de bois plus ou moins claire, mais au bout du compte on avait le sentiment de se retrouver face à l’œuvre d’un maniaque.

 

La voix mélodieuse de Mme Anselme me réveilla.

 

- Il va être  midi, vous allez voir, c’est magnifique.

 

Je mis quelques   secondes à comprendre ce qu’elle voulait dire. Le temps que sonnent les douze coups fatidiques, que trente paires de volets claquent, et que trente coucous  bigarrés surgissent au bout des bras articulés en lançant leur fameux cri. Pendant quelques instants ce fut une cacophonie ahurissante puis les oiseaux rentrèrent au nid sur un dernier battement  de volets. Le facteur, que j’avais presque oublié, émit un petit sifflement entre ses dents. Je me sentis obligé de dire quelque chose.

 

- C’est…c’est super. Mais pourquoi les coucous ?

 

Madame Anselme me regarda d’un air gentiment réprobateur.

 

- Vous n’allez pas me dire que Jeff ne vous a rien expliqué ?

 

- Euh…non.

 

- Eh bien jeune homme, apprenez donc que la femelle coucou pond ses œufs dans le nid des autres oiseaux… C’est plus clair maintenant ?

 

- Oui, oui…

 

Je souris comme un imbécile heureux. Je ne comprenais rien à cette histoire de nid.

 

La grand-mère de Jeff s’était dirigée vers une armoire vitrée. Au passage, il me sembla qu’elle avait cligné de l’œil à mon attention.

 

- Je suis très en retard mais  il faut bien profiter de la vie…

 

Elle ouvrit l’armoire, sortit un plateau en argent et une paire de ciseaux.  Puis elle se planta devant  mon coucou, manipula les volets, tendrement, et plongea deux doigts à l’intérieur du chalet. Elle en retira un sachet blanc qu’elle découpa  avec les ciseaux. Ensuite elle versa une partie du contenu, quelques grammes seulement, au centre du plateau. C’était une poudre qui avait l’aspect du sucre glace.   Madame Anselme aplanit le monticule avant de le séparer en trois bandes égales avec le tranchant des ciseaux. Après quoi elle ouvrit un tiroir et en retira une paille rose d’une dizaine de centimètres qu’elle me tendit avec beaucoup de  cérémonie.

 

- A vous l’honneur, jeune homme. Vous l’avez bien mérité !

 

Ce fut à ce moment là que le facteur sortit son revolver et sa carte tricolore.

 

 

 

Aujourd’hui, vingt ans après, je ne peux songer à ces événements sans un pincement au cœur. Les jours qui suivirent cette mémorable journée furent pourtant pénibles. Je dus affronter la police et  affronter le regard de mes parents avant d’être, au bout du compte,  disculpé de toute complicité avec Jeff et sa bande.

 

Jeff ne revint pas à l’école et je ne revis jamais Anna Falque. Après avoir obtenu mon diplôme je fis quelques mois d’armée dans le génie puis j’entrai dans un cabinet d’experts comptables à Clermont Ferrand, où je travaille toujours. J’aurais bien des raisons d’en vouloir à Jeff et à Anna.  Pourtant si je les revoyais demain je ne pourrais que les remercier. Ces quelques heures passées avec eux illuminent encore mon existence terne et sans joie. 

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26 avril 2011

Helvète placard - 9

Ensuite les événements s’enchaînèrent avec une facilité délicieuse. Les policiers sortirent sans faire de commentaire et Raimu s’excusa avec une sincérité qui n’était pas feinte. Il m’aida  à confectionner un papier cadeau présentable tout en m’expliquant les raisons de sa méfiance.

 

- Vous comprenez, la semaine dernière ma femme était assise devant la télé et deux minots, deux merdeux, ont grimpé par dessus de mur. Ils venaient de la rue Tivoli. Ils ont pas vu que ma femme était là, il faut dire qu’elle allume pas la lumière quand elle regarde la télé. Ils sont entrés par la porte-fenêtre, ils ont fait comme chez eux.  Heureusement, c’était pas des fumiers, quand ils ont vu ma femme, ils ont fait demi-tour. Mais elle, elle a failli y passer, elle a fait un malaise.

 

Le bonhomme ne voulait  plus me lâcher. Je dus lui répéter plusieurs fois que je ne lui en voulais pas, que je n’étais pas fâché.  Comme deux conspirateurs, nous nous promîmes de ne rien raconter aux Lagier.  Lorsque je pus enfin quitter son appartement, il était onze heure moins vingt-cinq.

 

Je descendis alors jusqu’aux Réformés pour m’acquitter de ma dette. Le serveur empocha le billet de 100 francs avec  un sourire amical. Sans doute  ne s’attendait-il pas à me voir revenir. J’en profitai pour boire un autre demi. La bière avait le goût de la victoire. Je ramassai la monnaie, laissai un pourboire de circonstance, et traversai le boulevard de la Libération pour entrer dans la cabine téléphonique située contre la bouche  de métro.

 

Je fis le 12. Il y avait bien des Anselme à Marseille mais aucun dans le sixième arrondissement. La dame des renseignements me précisa d’un ton sans appel que les autres Anselme étaient sur la liste rouge. Je regagnai le bistrot et m’assis à une table près de la baie vitrée. Le serveur m’avait lancé un sourire au passage.

 

Je commandai un café et un plan de Marseille. Le bar s’était rempli. Une dizaine de types accoudés au comptoir. Odeur d’anis et de tabac brun. Si madame Anselme recevait son coucou avant midi, je me promis d’entrer dans la première brasserie venue et de m’offrir un 51 et une assiette de cacahouètes. Je n’aimais pas vraiment ça  mais je voyais là comme un hommage aux mânes de tous les piliers de bistrot disparus, avec lesquels je me sentais soudain  d’étranges liens. Pour faire bonne mesure, je fis aussi le vœu de monter à Notre Dame de la Garde brûler un cierge. Le  serveur m’apporta un plan Frezet en lambeaux. Je réussis à l’étaler sur la table. Le sixième arrondissement était entier. Je me mis au travail, carreau par carreau, de la rue Menpenti  à la montée de l’Oratoire. A onze heure cinq, j’étais toujours bredouille. Le nom cette maudite rue ne me revenait pas.  Je commençais à douter de l’arrondissement, à perdre mon calme. C’est alors que j’entendis une voix hésitante me demander si je n’avais pas besoin d’aide. Je n’avais pas remarqué cet homme d’une cinquantaine  d’années assis à deux tables de la mienne. Ses yeux frétillaient à l’idée de me donner un coup de main.

 

-       Vous savez, je connais bien Marseille, je peux sûrement vous aider.

 

Il parlait avec un accent singulier,  un mélange d’intonations marseillaises et d’accent du Forez.

 

-       Vous êtes stéphanois ?

 

-       Ah ! Ca s’entend encore… Oui, je suis de la Loire, mais ça fait vingt cinq que j’habite ici. Et pendant vingt ans j’ai fait le facteur. Alors, pensez si je connais un peu la ville. 

 

-       Moi, je suis de Montluçon.

 

Il avait suffi de ces quelques phrases. Nous étions tous les deux du Massif Central,  ça valait toutes les lettres de recommandation.   Je lui exposai le problème : comment trouver une adresse avec seulement un nom et un arrondissement? Et avant midi ?

 

- Pas de problème. Qu’elle heure il est ?

 

- Onze heure cinq.

 

- C’est bon, on a largement le temps d’en boire un dernier pour la route.

 

- Mais…

 

- Jeune homme, ne vous inquiétez pas. Vous serez là ou vous devez être, et bien avant midi. Marquez-moi le nom de la personne sur ce papier.

 

Je le regardai. L’homme  ne ressemblait pas aux gens d’ici. Petit, les cheveux entre blond et blanc, les joues rebondies, couperosées, un regard bleu, naïf, malicieux. C’était un paysan d’Auvergne, un gars des bois noirs et des hivers sans fin. J’avais envie de le croire.  J’inscrivis le nom de la grand-mère de Jeff  au dos de la note. Il m’avait prêté un  crayon  minuscule et poli comme un galet. Nous avalâmes chacun une mauresque puis il paya, malgré mes molles protestations.  J’avais de nouveau la  tête qui tournait. Il voulut prendre le métro. Va pour le métro.  Des Réformés à la gare Saint Charles, le trajet doit bien durer deux minutes. Deux minutes de trop. Je me sentais mal à l’aise, j’avais l’impression que tous les voyageurs me regardaient d’un air réprobateur. Une interminable succession d’escaliers roulants  nous déposa sur l’esplanade. Le facteur  m’entraîna derrière la gare aux pieds d’un immeuble de béton assez quelconque. Il s’avança vers le gardien, échangea trois phrases avec lui, puis tourna la tête de mon coté et me fit un clin d’œil.

 

-       Attendez-moi là, je reviens.

 

Il fut de retour cinq minutes plus tard.

 

- Edwige Anselme, 6 rue d’Arcole. C’est ça ?

 

-       C’est ça, c’est ça…

 

Je m’étais mis à rire, comme si c’était la meilleure nouvelle de ma vie. Nous entrâmes  au bistrot en face de la gare pour fêter l’événement devant une nouvelle mauresque. Je n’avais pas pu lui refuser ce plaisir. Il était  onze heure vingt-cinq. Le facteur m’avait convaincu que je serai à la rue d’Arcole en dix minutes. Je me laissais faire. J’étais saoul pour la seconde fois en moins de 24 heures. Il voulut  m’accompagner jusque chez madame Anselme, sans doute dans l’idée de boire une autre  mauresque à la santé de l'ASSE (moribonde en ce temps là, faut-il le rappeler). 

11 avril 2011

Helvète placard - 8

- Je vais vous expliquer. J’habite chez monsieur et madame Lagier, au 6. Je suis un peu de la famille.  Et… comment dire ?… Aujourd’hui c’est l’anniversaire de madame Lagier et monsieur Lagier  voulait lui offrir un cadeau. Il voulait que ça soit une surprise. Comme il rentre toujours après sa femme, il m’a demandé d’acheter le cadeau et de le cacher dans ma chambre, en attendant le repas. Le vendredi matin j’ai pas cours. C’est pour ça, tout à l’heure, je suis descendu en ville pour m’occuper du cadeau et je suis remonté. D’habitude, le vendredi, madame Lagier va faire des courses et elle ne revient pas avant onze heures. Je ne sais pas ce qui lui a pris aujourd’hui, elle est rentrée bien avant. Le problème c’est que j’étais dans le salon avec le paquet sous le bras… Enfin…je crois que c’était elle, j’ai entendu une  clé dans la serrure. J’ai juste eu le temps de sortir dans le jardin. Après, je suis passé dans le jardin d’à coté et puis dans celui là. Je voulais arriver jusqu’à la rue… Vous comprenez, monsieur Lagier tenait vraiment à cette surprise. En ce moment…c’est…c’est pas toujours facile entre eux deux. Vous voyez ce que je veux dire ? Et en plus, sur la Canebière, je me suis fait piquer mon portefeuille par des gamins. Ils ont fait semblant de me voler le cadeau, je me suis débattu et en fait c’est avec mon portefeuille qu’ils sont partis…

 

 De toute ma tirade, je n’avais cessé de les regarder dans les yeux, à tour de rôle, les deux flics et le bonhomme, pensant  prouver ainsi mon innocence.

 

Le policier en chef, le seul qui parlait, interrogea du regard le propriétaire de l’appartement. Lequel confirma que les Lagier habitaient bien dans la rue.

 

- On ne se fréquente pas, juste bonjour bonsoir.

 

- Ce que je ne comprends pas, reprend le flic, c’est pourquoi vous n’avez pas expliqué ça à Monsieur tout à l’heure?

 

- Je ne voulais pas qu’il aille voir madame Lagier. A cause de la surprise. Et comme il n’y avait pas d’autre moyen de le convaincre…

 

- Et maintenant, il va bien falloir qu’on aille voir madame Lagier, non ? Vous n’êtes pas plus avancé …

 

- Oui, mais je n’ai plus le choix. Je préfère encore lui gâcher sa surprise plutôt que d’aller en prison.

 

Cette dernière phrase les fit sourire. La partie était gagnée. 

 

- Normalement il faudrait que je contrôle votre identité mais j’imagine que vos papiers étaient dans votre portefeuille, celui qu’on vous a volé sur la Canebière ?

 

Je hochai la tête. L’atmosphère s’était  apaisée. Le propriétaire me regardait maintenant d’un air navré. Puis l’aimable policier reprit la parole et, d’un seul coup, tout s’écroula.

 

- La meilleure manière de clore cette affaire c’est que vous nous disiez ce qu’il y a dans ce paquet. Après, je vérifierai ce qu’il contient vraiment. Si ça correspond, ce sera à Monsieur de nous dire s’il souhaite porter plainte ou non. Comme ça, on a des chances de sauver la surprise…

 

 Tout en parlant, il avait sorti un canif de sa poche et entrepris de décoller le ruban adhésif. J’étais atterré.

 

-       Alors jeune homme, que contient ce paquet ?

 

Il avait  posé la question avec une certaine légèreté. Pour lui ce n’était qu’une formalité.

 

- Un coucou. Un coucou suisse. Madame Lagier adore ça. Elle les collectionne…Enfin, elle n’en a pas encore beaucoup, mais ça va venir.

 

Il prenait  son temps.  Le dernier morceau de scotch céda et le flic écarta le papier rouge. Apparut une boite en pin avec un nom sur le couvercle. Wolfgang quelque chose. En dessous, une simple mention : Zurich. Il  tira alors le petit verrou doré qui maintenait le couvercle. Lorsque le contenu de la boite fut enfin devant lui, le flic émit un sifflotement admiratif.

 

-       Beau travail, rien à dire.

 

Je m’approchai de la table et jetai un regard faussement détaché sur le colis. Soudain un torrent de miel coula sur mon angoisse, j’eus envie d’embrasser la terre entière. Emmailloté dans un cocon de papier bulle, j’avais devant moi le plus  horrible coucou suisse que la terre ait connu, un chalet miniature avec ses volets rouges, son toit de bardeaux et, lové  sous le balcon, le balancier et ses  contrepoids en forme de pomme de pin.

6 avril 2011

Helvète placard - 7

Arrivé aux abords de l’appartement des Lagier je me cachai derrière un platane.  Pas de Suzanne  en vue. Je  traversai alors la rue Rougier en direction du 6. D’un doigt moite, je pressai la sonnerie, prêt à détaler comme un gamin si l’ouvre porte se déclenchait. Rien.  Je sonnai une deuxième fois. Toujours rien.  Je sortis alors mes clés, pénétrai dans le couloir et entrai dans l’appartement. Le tic-tac de la pendule me rassura : c’était le bruit d’une maison vide. Je tirai le verrou et courus vers ma chambre. Dans l’armoire, sous une pile de vêtements, il y avait ma réserve fédérale. J’en retirai deux billets de cent. Avec les  trois cents  que je devais à Jeff, il ne me restait que cent francs pour tenir jusqu’à Pâques. La fin du trimestre allait être difficile. Puis j’allai au salon  consulter l’annuaire. Au moment où je posais le coucou sur la table, j’entendis une clé dans la serrure.

 

Je  ne pris pas le temps de réfléchir. J’attrapai le colis, tirai la porte-fenêtre et sortis dans le jardin. Le mur mitoyen ne mesurait pas deux mètres. En prenant appui sur le barbecue, je pus basculer  chez les voisins. Je traversai leur jardin en courant, sans même regarder en direction de l’immeuble.  J’avais repéré un figuier contre le mur d’en face. Car c’était le jardin suivant que je visais, celui que longeait la rue Tivoli. J’escaladai le figuier avec le paquet sous le bras. Le mur était plus haut que l’autre. J’avançai le long de la branche maîtresse. Ma main droite put agripper l’arrête du mur. Je posai alors  le colis en équilibre  et me lançai dans un rétablissement laborieux. Il y avait bien trois mètres de l’autre coté. Je jetai le coucou puis je me laissai pendre à bout de bras avant de sauter sur une bande de gazon. Lorsque je me retournai, toujours à croupi, un homme  se tenait devant moi, les bras croisés sur la poitrine. Il me regardeait d’un air étrange, tout autant amusé que furieux.

 

-       Toi au moins tu t’emmerdes pas…

 

-       Je…je vais vous expliquer.

 

-       Tu ne vas rien m’expliquer du tout. Relèves toi et suis-moi.

 

Nous pénétrâmes dans le salon par une porte-fenêtre assez semblable à celle des Lagier. La pièce était si bien rangée que j’eus l’impression d’entrer dans un magasin de meubles. L’homme se campa à trois mètres de moi et se mit à me toiser. Il avait sans doute dépassé la soixantaine mais il devait bien mesurer un mètre quatre vint dix et peser le double de mon poids. Son visage était  empreint d’une bienveillance contrariée. On aurait dit  Raimu dans ses bons jours.  L’homme fit un pas de coté vers le guéridon et saisit le combiné du téléphone.

 

-       Cette fois, ça suffit, j’appelle la police.

 

Il composa le 17 sans cesser de me surveiller puis  expliqua avec beaucoup de calme qu’il venait de surprendre un cambrioleur dans son jardin. Il donna son adresse et raccrocha. Curieusement, il n’avait pas l’air très satisfait de lui

 

- Ils vont arriver. En attendant, tu vas rester debout. Mais tu peux poser ton paquet. Ils mettront pas longtemps cette fois.  

 

Il avait accompagné cette dernière phrase d’un soupir qu’il ne chercha pas à masquer. Je n’osai pourtant  pas l’interroger. Pour me donner une contenance, je posai le coucou sur la table.  

 

Lorsque tinta le carillon de l’entrée, il ne s’était pas écoulé plus de dix minutes.  A croire que les flics attendaient à l’angle de la rue. Je ne m’étais toujours pas résolu à citer le nom des Lagier.  J’imaginais la tête que feraient mes parents lorsque le commissariat  leur annoncerait que leur fils était accusé de recel. J’entendis des pas dans le couloir, vite couverts par la voix de Raimu. Il remerciait les policiers d’avoir été aussi rapides. Deux gardiens de la paix entrèrent dans le salon. Ils avaient tous les deux la même taille, le même maintien un peu raide. Une allure rassurante. Ces gars ne jouaient pas aux voyous. Celui qui parla le premier devait être le plus gradé. Il s’adressa d’abord au plaignant,  lui demandant  d’exposer ce qu’il avait vu. Le ton était correct, administratif. Puis il se tourna vers moi et me demanda ce que je faisais dans ce jardin. 

2 avril 2011

Helvète placard - 6

 

Je quittai le bar à huit heures et traversai  la Canebière engluée dans son éternel  embouteillage . Il était huit heures vingt lorsque je pénétrai sous la verrière de la gare. Le train de Zurich était annoncé à la voie C. J’avais  des crampes d’estomac. A vingt-cinq la locomotive suisse s’immobilisa contre le butoir. Je laissai passer la première vague de voyageurs avant de remonter le quai jusqu’à la voiture 3. L’homme que je cherchait se tenait devant le marchepied. Je lui trouvai une bonne tête. Assez grand, blond, le teint halé, il ressemblait à un moniteur de ski.  Je m’approchai, demandai le coucou de madame Anselme. Il fronça les sourcils. Je bredouillai que Jeff était parti, qu’il m’avait demandé de m’occuper du paquet. Le nom de Jeff amena un sourire sur son visage. Il me dit de ne pas bouger et disparut dans le wagon.  Lorsqu’il ressortit, il tenait sous son bras un colis rectangulaire  enveloppé dans du papier rouge.

 

-       Mes amitiés à Jeff, me lança-t-il avec un accent allemand  digne d’un officier SS  dans la Grande Vadrouille.

 

Puis il se tourna vers un voyageur qui voulait savoir si c’était bien le train de Nice. J’étais décontenancé. Ce contrôleur désinvolte n’avait pas l’air d’un trafiquant. Mais n’était-ce pas le meilleur moyen pour ne pas être repéré ?

 

Je me retrouvai  au sommet du grand escalier. Sur la colline en face, au delà des toits de la  ville, la Vierge de la Garde brillait au soleil. Je lui adressait une prière muette. J’avais besoin de son aide. Une petite demi-heure, le temps de traverser le centre ville. Peut-être moins.  Le ciel d’un bleu arrogant acheva de me regonfler.

 

Je ne savais pas où habitait la grand-mère de Jeff. Je décidai de descendre vers la Canebière puis de jeter un œil sur un plan. Alors que j’arrivai sur le palier du grand escalier, un gamin m’aborda. Il voulait une cigarette. Douze ans, treize au plus, une bouille encore enfantine. Je lui dis que je ne fumais pas. Au moment où il tourna les talons d’un air boudeur, quelqu’un  me poussa dans le dos. J’écartai les bras pour retrouver mon équilibre  et le paquet disparut aussitôt, happé par une main invisible. Je me retournai. Ils était deux. Un Noir filiforme et un Blanc à peine plus baraqué. Deux gamins. Le troisième, celui qui voulait une cigarette, les  rejoignit. Ils me narguaient. C’était le Noir qui tenait le coucou. Il avait beau être le plus grand, il ne m’arrivait pas à l’épaule. J’avançai d’un pas. Aucun d’entre eux ne bougea. Alors je sautai sur le Noir. Il recula et lança le colis à son voisin, qui le donna au troisième lascar. Et le petit jeu continua. Ils se passaient le colis comme un ballon de rugby. Je ne cherchais même  plus à intercepter le coucou. Devant mon inertie, les gamins se rapprochèrent tout en continuant leur jeu. Puis ils se mirent à me bousculer  au passage. Quelques passants s’arrêtèrent. Ma situation était ridicule. Vient enfin le moment ou je pus saisir le coucou au vol. Je me précipitai alors dans l’escalier. Les gamins ne me poursuivirent pas. Je ne ralentis le pas que sur le boulevard d’Athènes. J’avais les joues brûlantes de honte. Arrivé sur la Canebière je remontai jusqu’aux Réformés et entrai à nouveau dans le bar en face de l’église. Retour au point de départ.  Ma gueule de bois avait succombée.   Je  commandai un demi bien qu’il ne fut que neuf heures. Après deux gorgées de bière je me sentis un peu mieux.  Neuf  heures dans les bistrots c’est l’heure des solitaires.  J’en comptai cinq. Des hommes qui avaient dépassé la cinquantaine. Personne ne parlait. Le serveur balayait devant le comptoir, on entendait Radio Monte-Carlo. J’avais posé le cadeau sur la table. Le paquet rouge était déchiré par endroits. J’aurais aimé rester ici jusqu’au soir, oublier Jeff et sa grand-mère, revenir un jour plus tôt. Et tant pis pour Anna.

 

Je restai encore un long moment sans bouger, accablé d’une  torpeur paisible.  Je finis par plonger la main dans mon blouson pour payer. La poche  était vide. Je palpai les autres poches: rien.  Les gamins m’avaient bien eu.  Bravo. Et merde aussi.  Je ne pouvais même pas  payer ma bière. J’inspirai un  bon coup et m’avançai jusqu’au comptoir. Le serveur me regarda d’un air bienveillant. Je lui expliquai que  j’avais perdu mon portefeuille. Je souriais, en essayant de prendre  un air désolé. Je le forçai à écrire   le nom et l’adresse des Lagier sur son carnet. Il jeta un regard dubitatif sur le calepin et  me laissa partir.

 

 Une fois sur le trottoir je vérifiai que les clés de l’appartement était toujours dans ma poche. Ce fut à cet instant que je compris que je n’avais plus l’adresse de Mme Anselme : le papier de Jeff était resté dans mon portefeuille ! Le coup était rude.  En plus il était neuf heures et demi, l’heure à laquelle Suzanne  Lagier passe l’aspirateur. J’en étais quitte pour guetter les aller et venus de la revêche Suzanne et chercher dans l’annuaire l’adresse de Mme Anselme. Je me souvenais au moins d’une chose : elle habitait dans le 6ème arrondissement.

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26 mars 2011

Helvète placard - 5

Nous nous retrouvâmes tous  autour de la table basse. J’étais sur le canapé, à coté d’une des deux filles. Etait-ce le retour d’Anna ? Ou un nouveau stade de l’ivresse ? Toujours est-il que je me sentais mieux. Une béatitude proche de la somnolence. Jeff et Martin parlaient devant une des fenêtres. La fille à coté de moi  me posait des questions. Elle  voulait savoir si j’étais à l’école avec Jeff. La bouteille tournait, tout le monde buvait au goulot. J’avais perdu  la notion du temps. Je me rappelle m’être retrouvé  entre  Jeff et Martin devant la fenêtre. Martin râlait. Jeff s’était penché vers moi pour me dire qu’il allait payer.  Un peu plus tard je fus  sur le canapé avec Anna. Je lui dis que je n’avais jamais rencontré une fille aussi jolie  qu’elle. Elle me sourit et  me caressa la joue. Jeff vint me parler à sont tour. Il voulait  que je lui rende un service, que je fasse quelque chose pour lui, demain matin. Comme ça il pouvait partir cette nuit avec les autres. Ils allaient tous en Espagne. J’eus envie de lui demander si Anna partait avec eux. Jeff n’avait pas l’air de se rendre compte de mon état. Il me demanda d’aller chercher un colis à la gare. Un cadeau pour sa grand-mère.

 

Après ce fut le néant. Il y eut bien un vague remue-ménage,  des rires, de la musique,  mais tout me parut  lointain, confus. Je  tombai mollement dans un puits sans fond.

 

 

Ce fut sans doute la douleur qui me réveilla. Une migraine enveloppante, accompagnée  de nausée, d’aigreurs diverses. Puis vint la soif, une soif à assécher un lac. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes que j’entendis la sonnerie du réveil.  Il était sept heure du matin et j’étais allongé sur le canapé du salon. Sur une chaise, à coté du réveil il y avait un verre d’eau avec un tube d’aspirine. Jeff ne laissait rien au hasard.  Et derrière le verre une feuille de papier. Je coupai la sonnerie du  réveil, non sans mal, puis versai quatre comprimés dans le verre. L’eau frétilla et déjà je me sentis mieux.  Je pris la feuille.

 

Désolé mon vieux pour ce réveil brutal mais je ne voulais pas que tu sois en retard à la gare. Le train arrive à 8h23. Il vient de Zurich. Tu dois aller à la voiture 3. Il y aura un contrôleur suisse sur la quai. Tu lui demanderas le coucou de madame Anselme. Il n’y a rien à payer, j’ai réglé d’avance. Ensuite, tu porteras le coucou à ma grand-mère. Elle les collectionne et j’en fais venir de Suisse exprès pour elle.  L’adresse est la suivante : Madame Edwige Anselme, 6 rue d’Arcole, dans le 6ème. Vas-y le plus tôt possible  parce que je sais qu’elle doit s’absenter à midi.  Tu lui expliqueras que je n’ai pas pu venir, elle comprendra. Merci d’avance. Ne t’inquiète pas pour hier soir, tu ne me dois que trois cent francs, comme convenu. En  partant, tu n’auras qu’à tirer la porte. A mardi prochain. Jeff.

 P.S : Rappelle à Serge qu’il doit signer la feuille de présence à ma place.                           

 

Je bus l’aspirine. Mon estomac clapotait et une mauvaise sueur, à peine plus épaisse que la pruine du raisin, me couvrait la nuque et le torse.  La pièce sentait le tabac froid. Aucune trace des bouteilles. Je regardai autour du canapé pour vérifier que je n’avais pas vomi sur le tapis. Mon blouson était accroché à  une patère, dans le couloir. J’aurais aimé visiter l’appartement  mais j’avais besoin d’air frais. Je  claquai la porte la porte derrière moi et  descendis l’escalier. L’atmosphère  du quartier était encore respirable. Un tramway passa avec ses bruits d’entrailles et s’enfonça dans le tunnel.   Je  remontai le boulevard jusqu’à la Plaine. Il fallait que je marche, que j’élimine les toxines de cette nuit hantée. Je traversai la place avec l’impression pénible que les passants me regardaient à la dérobée. Rue Saint-Savournin, cours Franklin Roosevelt. Arrivé au sommet de la Canebière, j’entrai dans une cabine et appelai mon copain Gache pour qu’il signe la feuille de présence à ma place. Il eut  la bonté de ne pas poser de question. Je lui demandai aussi de trouver un certain Serge en seconde année, un gars qui avait l’habitude de signer pour Jeff. Après quoi  je poussai la porte du bar  en face de l’église des Réformés et je commandai un grand café avec un verre d’eau. Maintenant que mes arrières étaient  assurés, je pouvais me consacrer au reste. D’abord, ne pas oublier l’heure. Et ensuite, réfléchir. J’avais du mal. La raison, cette petite emmerdeuse, me soufflait que tout ce qui c’était passé cette nuit, le poker, les dettes, les copains qui débarquent, tout   avait été calculé pour que j’aille récupérer ce colis à la place de Jeff. Ce qui voulait aussi dire qu’Anna était dans le coup.  Et ça, c’était plutôt une mauvaise nouvelle. Je décidai de classer l’affaire en attendant des jours meilleurs. Pour l’heure je devais penser au colis. Cette histoire de coucou était ridicule. Connaissant Jeff, il s’agissait sans doute d’un trafic de plus. Des montres volées en Suisse, ou quelque chose comme ça. Quoi qu’il en soit, j’étais dans de beaux draps. Pendant quelques minutes j’envisageai de demander une avance à mon père pour payer mes dettes. Mais la seule idée de lui raconter que j’avais passé une nuit entière à jouer au  poker me fit renoncer.

23 mars 2011

Helvète placard - 4

Elle m’embrassa sur la joue et je la suivis dans un couloir obscur, troublé comme je l’avais rarement été. Je m’attendais à tout autre chose qu’à cet appartement aux meubles lourds et chargés de bibelots. Anna  m’abandonna à la porte du salon pour aller se pelotonner dans un fauteuil de cuir vert. Trois personnages à la posture désinvolte se tenaient au centre de la pièce dans un anneau de fumée. Je reconnus  Gasquet, un étudiant de seconde année. Le troisième larron était  un gars d’une trentaine d’année habillé comme  un  représentant de commerce. Gasquet était  un sale type et le représentant de commerce ne m’inspirait pas beaucoup plus. Heureusement le grand Jeff était là. Il fit les présentations et m’accorda une grande tape dans le dos tandis que les deux autres me serrèrent la main avec dédain. Nous nous assîmes.  Un lampadaire éclairait la pièce en oblique. Jeff  alluma la lampe à abat-jour  posée dans un angle de la table. Les jeux de cartes et les piles de jetons attendaient au milieu du rectangle de feutre vert.  Jeff sortit une cigarette. Ce devait être un signal car Gasquet s’empara aussitôt d’un jeu. Il battit  les cartes et les distribua avec une dextérité de mauvais augure. Il était dix heures moins le quart et j’avais les mains poisseuses.

 

Pendant les cinq premières donnes, j’eus le sentiment de participer à une de ces parties pour rire aux quelles j’étais habitué. Je jetais de temps en temps un regard vers Anna. Celle-ci  lisait un magazine.  J’ espérais tout de même qu’elle suivait la partie,  qu’elle comprenait que je faisait  jeu égal avec les trois autres. A la fin de la cinquième donne, alors que je contemplais mon tas de jetons,  Jeff se leva et disparut pour revenir  avec une bouteille de vodka.  Anna posa sa revue, se leva à son tour et sortit des verres d’un placard. Cette familiarité me déçut. Déception  qui s’évapora  lorsqu’elle poussa une chaise à coté de la mienne pour venir se joindre à nous. Jeff fit le service en déclarant que nous méritions bien une petite pause. Je bus cul sec et  laissai  Jeff remplir à nouveau mon verre. La vodka était une découverte décevante. Un vague goût de médicament. J’aurais aimé boire une bière mais ce ne devait pas être le genre de la maison.  Stoïque, je vidai mon second verre comme un cosaque. Puis le VRP, qui s’appelait Martin, distribua le jeu. Il me sembla soudain que quelque chose avait changé. Les autres s’étaient rapprochés de la table, ils tenaient leurs cartes avec moins d’abandon.  Les annonces   se firent plus abruptes. Je me retrouvai seul face à Martin avec  un brelan de sept. Il me fit monter avant de me sécher avec un carré de dames.  Jeff avait rempli les verres entre temps. De dépit je lapai le mien en deux gorgées pendant que  Gasquet distribuait. On n’entendait que le tapotement des cartes sur le feutre et le souffle des fumeurs.  J’étais entouré de visages graves. Le dernier verre  de vodka m’avait fouetté le sang. Je me lançai de nouveau à l’attaque, persuadé que rien ne me résisterait. Mon épaule frôla les cheveux d’Anna sans qu’elle fasse mine de reculer. Je me sentais invulnérable, c’était une grande soirée, une soirée merveilleuse. Ce fut au tour Gasquet de me faire chuter   puis quelques minutes plus tard Martin remit ça. Une vraie saignée. J’aurais du en rester là, me faire oublier, mais je repartis à l’assaut. Le  quatrième verre de vodka me hissa aux sommets de l’ivresse. Ma témérité devint suicidaire. Gagner ou perdre n’étaient plus que des nuances. Ce qui comptait vraiment c’était cette épaule contre la mienne, cette main adorable qui me servait un nouveau verre de vodka. Anna. 

 

L’euphorie cessa au cinquième verre. D’un seul coup l’alcool ne fus plus cette merveille ambrée qui coulait dans mes veines. J’avais la tête qui tournait. Anna se leva et quitta la pièce peu de temps après. Je décidai de ne plus prendre de risque mais même avec des enchères minimales je continuais à perdre de l’argent. J’en vins à douter de  Jeff, à me demander s’il tiendrait sa promesse. Soudain il y eut des voix dans le couloir. Je n’avais même pas entendu sonner. Deux filles et un garçon entrèrent  dans le salon en compagnie d’Anna. Ils portaient des sacs de voyages et  ils avaient l’air un peu saoul. Jeff et les deux autres se levèrent pour les saluer. Les filles m’embrassèrent sur les joues. Je ne disais rien, j’avais peur de vomir. Le garçon  parlait de l’Espagne, il expliquait à Jeff qu’il ne fallait pas tarder. J’en  profitai pour faire les comptes. Je devais plus de deux milles francs aux uns et aux autres. Jeff réclama une demi-heure. Les autres sortirent  avec Anna et Martin distribua les cartes. On entendit alors de la musique dans une pièce voisine. Gasquet fit la grimace.   Le gars qui accompagnait les filles était déjà de retour dans le salon. Il répéta à Jeff qu’il fallait partit. Jeff répondit qu’il ne voulait pas partir ce soir.  Une des deux filles – je ne les avais même  pas vues revenir – se moqua de lui, elle l’accusa d’avoir peur de manquer l’école.  Pour toute réponse, Jeff posa ses cartes et se servit un peu de vodka. Gasquet tendit son verre, puis Martin le sien.

18 mars 2011

Helvète placard - 3

Puis vint ce soir de janvier où un coupé 204 s’arrêta à ma hauteur alors que je traversais le boulevard Eugène Pierre.  Un visage apparut à la fenêtre : c’était Jeff.  Il avait l’air heureux de me voir.

 

-       T’habites dans le coin ? m’avait-il lancé.

 

-       Oui, juste à coté…

 

-      Et t’as une bagnole ?

 

J’avais à peine eu le temps de bredouiller ma réponse qu’il disparaissait en hurlant :

 

-       Demain, je te descendrai, t’auras pas besoin de prendre le bus !

 

Et  il tint parole. Je ne l’avais pas vu de la journée mais il se débrouilla pour me cueillir à la sortie du dernier cours.  Il était accompagné d’une fille de l’école d’architecture qui ne m’adressa pas la parole de tout le trajet. Jeff avait glissé une cassette de J.J. Cale dans l’autoradio. Je ne me sentais pas très à l’aise. 

 

A partir de ce jour il ne se passa pas  une semaine sans qu’il ne me propose au moins une fois de rentrer avec lui. Cela se savait et j’en tirais des bouffées de vanité, un peu stupides car une fois dans la voiture de Jeff je ne crânais pas. Si je réussissais  peu à peu à m’habituer à lui, j’avais plus de mal avec les filles qui l’accompagnaient. Ces belles insolentes m’intimidaient et il n’était pas rare que je me mette à rougir lorsqu’une d’elle me toisait à travers la fumée de sa cigarette.

 

Un soir, au début du printemps, Jeff me demanda si je jouais au poker. C’était quelques jours après l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl.  Le poker était le jeu le plus pratiqué à l’école, bien avant le tarot ou la  contrée. Je m’y étais mis, comme tout le monde, ce qui me  permettait de passer les temps morts  ailleurs qu’à la bibliothèque. Mais je ne participais qu’aux parties périphériques, celles où l’on  mise  des allumettes. Jeff, bien sûr, était le roi des parties d’intérêt. Celles-ci se tenaient  parfois au foyer dans une atmosphère assez électrique. Les spectateurs réunis autour des tables gardaient un silence respectueux et la fumée des cigarettes formait un brouillard épais. Cependant personne n’était dupe : ces allures de tripot c’était pour le folklore. Les véritables parties se jouaient en ville, chez l’un ou chez l’autre, et le plus souvent chez Jeff. Il se disait qu’au cours d’une de ces fameuses parties un gars de troisième année avait perdu  5000 francs en une seule nuit. Sachant cela j’aurais du répondre par la négative. Au lieu de quoi j’avais pris mon air le plus flegmatique  pour lui annoncer qu’il m’arrivait de jouer au poker.

 

-       Alors, viens demain, j’organise une petite partie entre amis.

 

J’avais  essayé de sauver la face en prétextant que j’avais des frais en ce moment, que je ne pouvais pas me permettre... Mais Jeff balaya mes objections.

 

-       Ecoute : si tu perds plus de trois cent balles, c’est moi qui paye à ta place. Ca te va ?

 

 Comment refuser ? Le soir même j’annonçai donc aux Lagier que je passerais la nuit suivante à Luminy, chez mon copain Gache. Cela m’était déjà arrivé une fois, pour terminer un mémoire sur les acteurs du jeu concurrentiel dans le secteur des crèmes glacées (Soixante pages d’une vacuité sidérale. Disponible à la bibliothèque de l’école sur demande). Mes logeurs  approuvèrent car tout ce qui venait de l’école était sacré. De mon coté, je n’avais aucune idée de l’endroit où je dormirais. En fait, j’étais persuadé que la partie durerait jusqu’à l’aube.

 

Le 29 avril  je me présentai donc à 9 heure et demi au pied de l’immeuble de Jeff. Pour ne pas risquer de croiser un des deux Lagier, j’étais allé manger à Castellane et j’avais attendu huit heures et demi avant de remonter sur nos hauteurs. Jeff habitait à moins de quatre cent mètres de la rue Rougier, en haut du boulevard Chave, mais ce n’était déjà plus le même quartier. Jeff était aux lisières de  la Plaine et de sa faune   alors que la rue des  Lagier appartenait déjà au ventre mou de Marseille, à cette fausse périphérie  où régnait une torpeur de sous-préfecture. Un coin à ma mesure, en quelque sorte. Mais revenons-en  à ce 29 avril, à ce moment précis où, le cœur chaviré, j’avais pressé la sonnette de Jean-François Cister sur la plaque de marbre du rez-de-chaussée.

 

L’appartement était sous les combles. Je me souviens d’un escalier en tommettes rouges, de quatre étages éreintants, d’une porte anonyme.  J’avais sonné. Si ce jour ne fut pas vraiment glorieux, il restera tout de même comme celui où je fis la connaissance d’Anna Falque. Car ce fut elle qui vint ouvrir. Elle portait ce soir là une chemise blanche sur des jeans délavés. Ses cheveux châtain lui tombaient un peu au dessus de l’épaule, sagement séparés d’une raie dont deux ou trois mèches s’ échappaient pour venir buter sur ses yeux. L’ensemble aurait pu lui donner l’allure d’une jeune fille convenable qui se serait un peu laissée aller. Mais il y avait ses yeux. Lorsque nous serons tous morts, que cette histoire ne sera plus qu’une liasse jaunie au fond d’un grenier, si quelqu’un veut savoir  à quoi pouvait ressembler les yeux d’Anna Falque il lui suffira d’aller à Sormiou, de monter au dessus des cabanons jusqu’à la grande dalle de calcaire, et de regarder la mer. Aux abords du rivage des bancs de sable  dessinent dans les eaux sombres de la calanque des fragments de lagons. Les yeux d’Anna avaient cette couleur, la couleur d’un éternel été, un bleu tendre, agité de miroitements, d’étranges éclairs, dans lesquels ont pouvait aussi bien lire la malice que la mélancolie, l’ennui, le rêve, le plaisir : Les yeux d’Anna Falque c’était l’aventure.

11 mars 2011

Helvète placard - 2

Chaque société possède ses rites et ses clans. C’est à peu près tout ce que j’ai retenu des cours de sociologie (science odieuse qui prétend réduire l’homme en esclavage). A l’école il y avait donc ceux qui logeaient sur le campus de Luminy et ceux qui dormaient  en ville. Et parmi ceux-là, il y avait ceux qui prenaient le bus et ceux qui possédaient une voiture. Bien entendu, Jeff appartenait à cette dernière catégorie. Pour ma part, je pouvais déjà me considérer comme un privilégié. A défaut de voiture  j’avais une chambre en ville. Pas de poster de Voyage au bout de l’enfer sur le mur, pas de canettes de bière dans le frigo,  ma chambre était triste et silencieuse.  Pour bien comprendre la situation il faut savoir que lorsque  j’avais annoncé à mes parents (un 22 juin, pour être précis)  que j’étais admissible  à l’école supérieure de commerce de  Marseille,  ma mère avait d’abord blêmi et mon père s’était raclé la gorge. Oh ! Ce furent des  signes à peine perceptibles, qu’un autre que moi n’aurait pas discerné dans les sourires et les accolades qui saluèrent l’heureuse nouvelle. Mais je connaissais mes parents, je savais  qu’à leurs yeux Marseille était une ville infréquentable, une ville à moitié française,  où l’on ne pouvait pas sortir la nuit, une ville de voyous et de joueurs de boules. J’avais à peu près les mêmes idées en tête.

Les jours suivants se passèrent donc  à guetter le courrier. Début juillet, il fallut bien admettre la cruelle réalité : je n’étais admissible  qu’à deux écoles : Clermont-Ferrand et Marseille.  Je mis tout mon cœur dans les oraux de Clermont mais les portes de notre  capitale ne s’ouvrirent jamais devant moi par la faute d’une psychologue qui me traqua tout au long de l’oral. Sans doute avait-elle deviné en moi l’enfant unique trop longtemps couvé. Lorsque je revins de Clermont, déconfit, un élément nouveau avait redonné le sourire à mes parents : La belle-sœur de mon père s’était découvert un cousin à Marseille, un certain  Gérard Lagier, et les époux Lagier étaient prêts à m’héberger ! D’un seul coup Marseille devenait une hypothèse acceptable.

 

Lorsque je reçus ma convocation aux oraux mes parents décidèrent de m’accompagner à Marseille. Après un interminable périple dans les steppes du Massif Central (mon père ne supportait pas l’autoroute) nous étions arrivés à la tombée de la nuit. Mon père s’était perdu et nous avions du demander notre chemin à une prostituée. Malgré cette entrée en matière plutôt burlesque, nous traversâmes une partie de la ville sans nous faire agresser et, une fois rendus à bon port, le quartier des Lagier nous parut à peu près aussi calme que le centre de Montluçon, ce qui n’est pas peu dire. Ils habitaient un rez-de-chaussée de la rue Rougier dans le cinquième arrondissement. Leur accueil fut à peine courtois. Suzanne, la femme de Lagier, nous avait gardé un reste de salade de tomate que nous avalâmes sur un coin de table. Mes parents dormirent sur le clic-clac du salon pendant que j’inaugurais ma chambre. Le lendemain, Gérard Lagier nous guida jusqu’à Luminy avant de se rendre à son bureau. Nous nous accordâmes pour trouver  le  campus parfait. Très américain.  Pendant que je passais mes oraux,  mes parents descendirent à Cassis. Mon père revint avec un coup de soleil sur le nez. Quant à ma mère, elle était éblouie. Elle ne parlait plus que de cette région merveilleuse, sublime.  De mon coté, si j’avais été médiocre en allemand et tout juste passable en anglais, l’entretien général m’avait laissé une impression lumineuse. Avais-je succombé aux charmes de la psychologue de service ?  Toujours est-il que je m’étais senti déterminé et confiant comme je l’avais rarement été auparavant. Et le soir au repas on vit deux sudistes moroses se demander quelle mouche avait piqué ces auvergnats hier si inquiets et aujourd’hui hilares. Le lendemain, avant notre départ, il fallut bien parler du loyer. Les Lagier proposèrent une somme exorbitante que mes parents acceptèrent sans ciller. Le 19 juillet j’étais officiellement admis à l’école et le 15 septembre j’emménageais à Marseille.

 

Les Lagier n’avaient pas d’enfant et on ne peut pas dire qu’ils se prirent d’affection pour moi. Ils me logeaient, mon père payait, point final.  Ils devaient cependant avoir conscience que le loyer était au dessus de la moyenne car ils ajoutèrent à la location des neuf mètres carrés de ma chambre une surveillance constante de mes allées et venues. Je ne suis pas certain que mes parents en aient demandé autant. Chaque fois que ma mère appelait pour prendre de mes nouvelles, celui  des Lagier qui décrochait se débrouillait pour lui faire un compte-rendu de mes activités. Ces indics à la petite semaine n’eurent pas grand chose à se mettre sous la dent au cours du premier trimestre. A défaut d’être un étudiant modèle, j’en avais adopté le comportement. Mon seul souci était de trouver une occupation pour la fin de semaine car je n’aurais jamais supporté un tête à tête de quarante huit heures avec mes logeurs. La plupart du temps, j’allais un peu  marcher dans les Calanques et le soir  je traînais du coté du Vieux Port ou de Castellane avec cinquante francs en poche pour une pizza et une bière. Pendant toute cette période je ne remontai que deux fois dans mes Combrailles natales, à la Toussaint et à Noël. Ce furent les deux meilleurs moments  du trimestre. 

27 février 2011

Helvète placard - 1

A cette époque on pouvait croiser dans les couloirs de l’école de commerce de Marseille un garçon   que tout le monde appelait Jeff. Il portait le plus souvent une chemise blanche avec une cravate qu’il avait du emprunter à son père (bleue à rayures grises). Ajoutez à cela des lunettes à monture épaisse, un vieux cartable en cuir, et vous aurez la panoplie d’un futur contrôleur de gestion. Mais Jeff n’était pas l’étudiant morose  auquel il s’appliquait à ressembler. Il était le roi de l’école. Il présidait la corpo, décidait des dates des soirées,  négociait les subventions pour les sorties de ski ou l’achat d’une nouvelle télévision au foyer. Comme tous ceux qui se savent admirés il était toujours courtois et il pouvait se montrait généreux. Je savais qu’il avait déjà prêté   de l’argent à des élèves dans la déche.

 

S’il était le roi de l’école il en était aussi l’âme souterraine, le mauvais génie.  Je l’avais vu danser sur les tables et boire du champagne à neuf heure du matin ou quitter un amphi en plein cours, la raquette de tennis sous le bras. Son versant sombre ne se limitait pas à ces  manières d’enfant gâté. Il se disait dans les couloirs de l'école qu’il écoulait des marchandises volées sur le port . Si on en croyait la rumeur, il était même la plaque tournante d’un réseau capable de fournir toutes les facs de Marseille et d’Aix. A la  même époque il se disait aussi qu’Isabelle Adjani allait bientôt mourir du sida et  que le président Mitterrand  était sous assistance respiratoire.  Allez donc savoir.

 

Lorsque j’étais arrivé à l’école, Jeff entrait en deuxième année. Au cours du premier trimestre, je l’avais observé de loin, avec un mélange d’envie et de réprobation. Je n’étais pas le seul dans ce cas. Chaque promotion possédait sa majorité silencieuse, son lot d’élèves dont la seule ambition était d’empocher le précieux diplôme avant de voguer sous les cieux incertains du capitalisme. Jeff nous éblouissait autant qu’il nous rassurait : nous nous disions que s’il était passé en deuxième année tous les espoirs étaient permis aux tièdes et aux besogneux de notre espèce. Ajouterais-je que son véritable nom était Jean-François Cister que cela ne changerait rien à l’histoire.

 

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Jours d'ennui
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