Helvète placard - Fin de l'histoire
A midi moins dix nous fûmes devant le 6 de la rue d’Arcole. Le trajet s’était déroulé dans une douce euphorie, celle-là même qui m’embrumait toujours l’esprit au moment ou je sonnai chez Edwige Anselme. Le facteur ne voulut pas entrer ; il me dit qu’il m’avait mené à bon port, que son rôle s’arrêtait là. J’insistai pour qu’il monte avec moi. L’appartement était au premier. Elle nous attendait dans l’entrebâillement de la porte. La grand-mère de Jeff avait tout juste dépassé la soixantaine. Elle était élégante. Un peu vieille France. Je me présentai. Elle me répondit en souriant que Jeff lui avait téléphoné d’une cabine pour la prévenir de mon arrivée. Je lui demandai d’excuser mon retard avec la certitude de puer l’anis à plein nez. Je n’avais même pas pensé à lui présenter mon facteur préféré. Mme Anselme, décidément parfaite, me sauva la mise en susurrant que monsieur était sans doute un ami de Jeff, lui aussi. Puis elle saisit le paquet de mes mains engourdies et nous proposa de venir admirer sa collection de coucous. Nous la suivîmes dans une petite pièce située à l’autre extrémité de l’appartement. S’il avait pu rester une infime particule de doute dans mon esprit, elle se volatilisa à la vue de la trentaine de coucous accrochés aux murs. C’était la première fois que j’en voyais autant. Mme Anselme posa le paquet sur une table, le démaillota, ouvrit la caisse en bois, et finit par sortir le coucou en le couvant de regards admiratifs. Elle se dirigea vers un espace libre et suspendit son nouveau jouet à deux crochets déjà chevillés à la cloison. Ensuite elle remonta le mécanisme, équilibra le balancier, puis contempla son œuvre avec satisfaction. Pour ma part, je jetais des regards effarés autour de moi. Cette accumulation de coucous était inquiétante. Aucun ne ressemblait vraiment à l’autre, il y avait toujours un détail qui changeait, les volets, la cheminée, une teinte de bois plus ou moins claire, mais au bout du compte on avait le sentiment de se retrouver face à l’œuvre d’un maniaque.
La voix mélodieuse de Mme Anselme me réveilla.
- Il va être midi, vous allez voir, c’est magnifique.
Je mis quelques secondes à comprendre ce qu’elle voulait dire. Le temps que sonnent les douze coups fatidiques, que trente paires de volets claquent, et que trente coucous bigarrés surgissent au bout des bras articulés en lançant leur fameux cri. Pendant quelques instants ce fut une cacophonie ahurissante puis les oiseaux rentrèrent au nid sur un dernier battement de volets. Le facteur, que j’avais presque oublié, émit un petit sifflement entre ses dents. Je me sentis obligé de dire quelque chose.
- C’est…c’est super. Mais pourquoi les coucous ?
Madame Anselme me regarda d’un air gentiment réprobateur.
- Vous n’allez pas me dire que Jeff ne vous a rien expliqué ?
- Euh…non.
- Eh bien jeune homme, apprenez donc que la femelle coucou pond ses œufs dans le nid des autres oiseaux… C’est plus clair maintenant ?
- Oui, oui…
Je souris comme un imbécile heureux. Je ne comprenais rien à cette histoire de nid.
La grand-mère de Jeff s’était dirigée vers une armoire vitrée. Au passage, il me sembla qu’elle avait cligné de l’œil à mon attention.
- Je suis très en retard mais il faut bien profiter de la vie…
Elle ouvrit l’armoire, sortit un plateau en argent et une paire de ciseaux. Puis elle se planta devant mon coucou, manipula les volets, tendrement, et plongea deux doigts à l’intérieur du chalet. Elle en retira un sachet blanc qu’elle découpa avec les ciseaux. Ensuite elle versa une partie du contenu, quelques grammes seulement, au centre du plateau. C’était une poudre qui avait l’aspect du sucre glace. Madame Anselme aplanit le monticule avant de le séparer en trois bandes égales avec le tranchant des ciseaux. Après quoi elle ouvrit un tiroir et en retira une paille rose d’une dizaine de centimètres qu’elle me tendit avec beaucoup de cérémonie.
- A vous l’honneur, jeune homme. Vous l’avez bien mérité !
Ce fut à ce moment là que le facteur sortit son revolver et sa carte tricolore.
Aujourd’hui, vingt ans après, je ne peux songer à ces événements sans un pincement au cœur. Les jours qui suivirent cette mémorable journée furent pourtant pénibles. Je dus affronter la police et affronter le regard de mes parents avant d’être, au bout du compte, disculpé de toute complicité avec Jeff et sa bande.
Jeff ne revint pas à l’école et je ne revis jamais Anna Falque. Après avoir obtenu mon diplôme je fis quelques mois d’armée dans le génie puis j’entrai dans un cabinet d’experts comptables à Clermont Ferrand, où je travaille toujours. J’aurais bien des raisons d’en vouloir à Jeff et à Anna. Pourtant si je les revoyais demain je ne pourrais que les remercier. Ces quelques heures passées avec eux illuminent encore mon existence terne et sans joie.