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Jours d'ennui
2 janvier 2011

Effacement progressif du passé - 3

Le lendemain c’est un samedi. J’ai mal dormi. Première prise de sang à sept heures. Je tâtonne pour trouver une veine. Je suis chez Mme Fresnoy un peu avant dix heures. Sa petite-fille n’est pas arrivée. La vieille dame ne semble pas étonnée de me voir alors que je suis passé la veille. Elle me demande juste de l’attendre au salon quelques instants avant de s’esquiver dans un couloir sombre. Je m’approche de la porte-fenêtre. Un homme nettoie la piscine. Le manche en aluminium  de la brosse brille au soleil. L’homme ne doit pas avoir plus de vingt ans. Il porte une tenue de toile claire coupée comme un treillis militaire.

Un quart d’heure passe. J’entends soudain s’ouvrir la porte de la maison. Des voix d’enfants dans le hall puis une voix de femme qui dit embrassez mamy Jacqueline les enfants et allez dans la salle de jeu, maman a besoin de rester seule avec grand-mère.  Cette voix me fait penser à une source d’eau claire  tant elle est mélodieuse et précise. J’entends la course essoufflée des enfants dans l’escalier. Suivent quelques murmures. Je reconnais la voix de la vieille dame, puis j’entends ses pas qui s’éloignent. La porte de salon s’ouvre enfin. Je vois d’abord un sac de cuir blanc, un bras nu, une épaule et enfin le visage de Caroline Fresnoy. Plus que par sa beauté  je suis tout de suite frappé par une évidence : cette fille est inaccessible. Elle avance dans la pièce. La lumière du matin sur ses cheveux, ses yeux bleus qui me regardent avec attention. Son bracelet en argent tinte contre sa montre lorsqu’elle relève une mèche sur  son front.  Je m’accorde un instant de vulgarité, bien planqué en moi-même, je me dis putain, quelle classe. Je n’ai même pas regardé ses seins et  la cambrure de ses reins, cette sale manie, j’ai juste dit putain, quelle classe. J’ai même ajouté : fait chier.

Elle s’assoit sur le canapé, au bord, jambes collées, bien élevée. Et de nouveau sa mèche, le tintement du bracelet. Puis on parle. Elle s’intéresse à ce que je dis. Je la vois même mordre sa lèvre. Je fais le chien savant. Les paroles incohérentes, donc, chez une vieille dame, ça peut être rien du tout, un petit vaisseau qui éclate dans le cerveau, quelques lésions sans conséquences. Mais on peut aussi imaginer le pire. Une tumeur, ou la maladie d’Alzheimer.

Même dans les mauvais moments chez ces gens là on sait se tenir. A peine une un froncement de sourcil. Elle ne perd pas de temps. Papa a un ami neurologue. Un des meilleurs de la ville. Je l’appelle. Et puis je vous rappelle, je vous tiens au courant, c’est important que vous soyez au courant, vous êtes la personne la plus importante pour ma grand-mère. Puis elle regarde sa montre. Je ne suis déjà plus là pour elle.

Dans l’après-midi Michel Bage me rappelle. Il est invité à une soirée et il veut que je vienne avec lui. Je ne sais pas dire non.

Le soir, sur l’autoroute. Grand soleil encore, et toujours cette chaleur bourdonnante. Bage conduit un coupé 404. C’est sa faiblesse. Il ne la sort que dans les grandes occasions. Elle a la radio. L’autoroute serpente entre des collines. Soudain on voit la mer. Bage a mis une cassette. Pinball Wizard. Je me dis que c’est la musique qui lui ressemble le plus.

La soirée se tient dans une villa perchée au-dessus du village. Large vue sur la mer et les falaises, pelouse et bosquets de buis, comme chez les Fresnoy, piscine qui se déverse sur l’horizon. Il fait encore jour et déjà les invités son ivres. Des filles libres et gracieuses avec des robes blanches, des types plein d’assurance. Je bois pour oublier que je n’ai pas des chaussures à bout pointu ou des tongs à 150 €. Le soleil couchant joue dans les verres de mojito. Le mojito c’est la boisson du diable. Cajoleuse comme le démon. Bage passe d’un groupe à l’autre. Il est à son aise. Différent des autres, rugueux, solitaire, mais   rayonnant aussi. Il ne m’oublie pas, reste de longs moments avec moi. Se moque à voix basse de tous ces cons qui nous entourent. Bientôt je suis saoul. Je ne cesse de penser à Caroline Fresnoy. Pendant huit ans  Agnès a occupé ma vie. Puis c’est son  absence qui  a pris le relais.  Cette absence était  comme une amputation. Je vivais sans Agnès comme j’aurais vécu sans bras.  Et voilà qu’une autre arrive, une fille qui n’est pas mon genre, et soudain il n’y a plus qu’elle.

Donc, je bois encore. Peu à peu je perds pied. Dans l’ultime souvenir de cette soirée une fille danse sur la terrasse. Elle a les seins nus.

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Commentaires
S
Très belle écriture de solitude, vocabulaire recherché, style soigné.
Jours d'ennui
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