- Vous me reconnaissez, n’est ce pas ? L’autre jour vous m’avez parlé de ce que vous avez vu, il y a longtemps, très longtemps. Vous vous souvenez ? Je voulais juste savoir où ils l’ont enterré. C’est important. Je suis sûr que vous vous en souvenez.

- Oui, oui. Mais de quoi me parlez-vous ? Qui êtes-vous ? Il faut que je le lève, le mariage va bientôt avoir lieu. Il faut que vous m’aidiez à m’habiller.

- Il n’y a pas de mariage madame. Pas aujourd’hui.

- Pas de mariage ? Mais alors pourquoi Caroline est là ? Ce n’est pas aujourd’hui ? Oh non, oh non…

Je la laisse. J’entends les cris des enfants. Par une fenêtre de l’étage je vois Caroline et son amie Prune assises sous le tilleul, là même où nous étions assis la veille. Prune a enlevé le haut de son maillot mais je ne vois presque rien de ses seins car elle a remonté ses genoux devant elle. Je vais chercher l’album de photos dans ma voiture et le replace dans l’armoire. Après quoi j’appelle Champsaur. La vieille a encore de la fièvre. Je sais Stan, je sais. Si demain ça ne va pas mieux je l’hospitalise. Mais je préfère attendre encore. Tu sais ce que c’est l’hôpital pour les vieux. On peut encore lui laisser une chance.

Je fais signe à Caroline par la porte-fenêtre. Elle se lève et vient vers moi en passant de l’ombre au soleil. C’est toujours embêtant de marcher en maillot de bain. Caroline fait ça très bien, ni provocante ni gênée.

- Vous partez ?

- Oui, j’ai encore des visites.

- Ça va pas fort ma grand-mère, n’est ce pas ?

- Disons que ça pourrait aller mieux.

- Passez demain, je serai seule. D’accord ?

Minuit sonnent au carillon du carmel voisin et je ne dors toujours pas. Ce « demain je serai seule » tourne dans mon esprit embrumé par la bière. J’essaye de brider mon enthousiasme. De me dire que Caroline n’est pas pour moi, qu’elle se comporte sans doute de la même façon avec la jeune fille du salon de coiffure, avec la pharmacienne. Quand on se sait d’un monde supérieur, la moindre des choses est de se montrer courtois et attentionné avec ceux qui ne se hisseront jamais jusqu’à vous. Caroline n’a rien à craindre de moi ou de sa coiffeuse, elle peut nous choyer, nous dorloter, nous ne sommes que de dévoués domestiques. Mais je n’arrive pas à décramponner ce petit diable accroché à mon épaule qui me souffle exactement le contraire.

Le lendemain ma mère appelle. Tu te souviens que nous avons rendez-vous cette après-midi ? J’avais oublié mais je fais semblant. Oui, cette après-midi, la clinique, pour tes yeux. Pas de problème. Tous les six mois je l’accompagne à la visite de contrôle. Elle a des yeux fragiles. Trop de tension, un glaucome mal opéré il y a quatre ans. Je ne sers à rien mais elle tient à ce que je l’accompagne. Un fils infirmier est fait pour ça. Donc, je ne verrai pas Caroline aujourd’hui. La brûlure revient d’un coup. Je suis devenu dépendant.

Nous devons partir à une heure. La clinique est à l’autre bout de la ville. Je passe chez Jacqueline Fresnoy à midi et demi. Lorsque je sonne c’est elle qui vient ouvrir. Je la félicite de sa santé recouvrée même si au fond de moi je la maudis d’être là. J’avais espérer voir Caroline. La vieille dame me propose de passer au salon. Nous nous asseyons sur nos sièges habituels. Elle commence à prendre de mes nouvelles, comme naguère, puis soudain elle déraille. Encore cette histoire de mariage. Je ne comprends rien à ce qu’elle essaye de me dire. On va être en retard pour le mariage, c’est tout ce que je retiens. Alors je tente de nouveau ma chance

- Et la maison, vous vous souvenez de la maison ?

- Quelle maison ?

- La maison avec la voie ferrée.

- Mais oui, bien sûr. Le vieux pin. Pourquoi me parlez-vous de ça ?

- C’est à cause des événements. Vous savez, quand ils l’ont tué.

- Oh oui, mon Dieu, quelle histoire horrible. Quelle horreur.

- Vous vous souvenez où ils l’ont enterré ?

- Mais oui, bien sûr, au pied du monument, sous la plaque.

- Quelle plaque ?

- Il faut arrêter avec ça, il faut arrêter. Venez vous préparer, nous allons être en retard.

Je la quitte avec mauvaise conscience. En arrivant chez mes parents j’appelle Champsaur. Il faut faire quelque chose, on ne peut plus laisser seule la vieille Fresnoy. Il a remarqué lui aussi l’aggravation. Il a déjà appelé Caroline. La famille est en train de chercher une dame de compagnie pour surveiller la grand-mère. Tu n’auras plus à t’embêter à passer chez elle tous les jours. Je ne sens aucune ironie dans sa voix. C’est donc la fin. Exit Caroline. Ça pourrait faire un titre de chanson.

Effacement progressif du passé - 9

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