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Jours d'ennui
23 mars 2011

Helvète placard - 4

Elle m’embrassa sur la joue et je la suivis dans un couloir obscur, troublé comme je l’avais rarement été. Je m’attendais à tout autre chose qu’à cet appartement aux meubles lourds et chargés de bibelots. Anna  m’abandonna à la porte du salon pour aller se pelotonner dans un fauteuil de cuir vert. Trois personnages à la posture désinvolte se tenaient au centre de la pièce dans un anneau de fumée. Je reconnus  Gasquet, un étudiant de seconde année. Le troisième larron était  un gars d’une trentaine d’année habillé comme  un  représentant de commerce. Gasquet était  un sale type et le représentant de commerce ne m’inspirait pas beaucoup plus. Heureusement le grand Jeff était là. Il fit les présentations et m’accorda une grande tape dans le dos tandis que les deux autres me serrèrent la main avec dédain. Nous nous assîmes.  Un lampadaire éclairait la pièce en oblique. Jeff  alluma la lampe à abat-jour  posée dans un angle de la table. Les jeux de cartes et les piles de jetons attendaient au milieu du rectangle de feutre vert.  Jeff sortit une cigarette. Ce devait être un signal car Gasquet s’empara aussitôt d’un jeu. Il battit  les cartes et les distribua avec une dextérité de mauvais augure. Il était dix heures moins le quart et j’avais les mains poisseuses.

 

Pendant les cinq premières donnes, j’eus le sentiment de participer à une de ces parties pour rire aux quelles j’étais habitué. Je jetais de temps en temps un regard vers Anna. Celle-ci  lisait un magazine.  J’ espérais tout de même qu’elle suivait la partie,  qu’elle comprenait que je faisait  jeu égal avec les trois autres. A la fin de la cinquième donne, alors que je contemplais mon tas de jetons,  Jeff se leva et disparut pour revenir  avec une bouteille de vodka.  Anna posa sa revue, se leva à son tour et sortit des verres d’un placard. Cette familiarité me déçut. Déception  qui s’évapora  lorsqu’elle poussa une chaise à coté de la mienne pour venir se joindre à nous. Jeff fit le service en déclarant que nous méritions bien une petite pause. Je bus cul sec et  laissai  Jeff remplir à nouveau mon verre. La vodka était une découverte décevante. Un vague goût de médicament. J’aurais aimé boire une bière mais ce ne devait pas être le genre de la maison.  Stoïque, je vidai mon second verre comme un cosaque. Puis le VRP, qui s’appelait Martin, distribua le jeu. Il me sembla soudain que quelque chose avait changé. Les autres s’étaient rapprochés de la table, ils tenaient leurs cartes avec moins d’abandon.  Les annonces   se firent plus abruptes. Je me retrouvai seul face à Martin avec  un brelan de sept. Il me fit monter avant de me sécher avec un carré de dames.  Jeff avait rempli les verres entre temps. De dépit je lapai le mien en deux gorgées pendant que  Gasquet distribuait. On n’entendait que le tapotement des cartes sur le feutre et le souffle des fumeurs.  J’étais entouré de visages graves. Le dernier verre  de vodka m’avait fouetté le sang. Je me lançai de nouveau à l’attaque, persuadé que rien ne me résisterait. Mon épaule frôla les cheveux d’Anna sans qu’elle fasse mine de reculer. Je me sentais invulnérable, c’était une grande soirée, une soirée merveilleuse. Ce fut au tour Gasquet de me faire chuter   puis quelques minutes plus tard Martin remit ça. Une vraie saignée. J’aurais du en rester là, me faire oublier, mais je repartis à l’assaut. Le  quatrième verre de vodka me hissa aux sommets de l’ivresse. Ma témérité devint suicidaire. Gagner ou perdre n’étaient plus que des nuances. Ce qui comptait vraiment c’était cette épaule contre la mienne, cette main adorable qui me servait un nouveau verre de vodka. Anna. 

 

L’euphorie cessa au cinquième verre. D’un seul coup l’alcool ne fus plus cette merveille ambrée qui coulait dans mes veines. J’avais la tête qui tournait. Anna se leva et quitta la pièce peu de temps après. Je décidai de ne plus prendre de risque mais même avec des enchères minimales je continuais à perdre de l’argent. J’en vins à douter de  Jeff, à me demander s’il tiendrait sa promesse. Soudain il y eut des voix dans le couloir. Je n’avais même pas entendu sonner. Deux filles et un garçon entrèrent  dans le salon en compagnie d’Anna. Ils portaient des sacs de voyages et  ils avaient l’air un peu saoul. Jeff et les deux autres se levèrent pour les saluer. Les filles m’embrassèrent sur les joues. Je ne disais rien, j’avais peur de vomir. Le garçon  parlait de l’Espagne, il expliquait à Jeff qu’il ne fallait pas tarder. J’en  profitai pour faire les comptes. Je devais plus de deux milles francs aux uns et aux autres. Jeff réclama une demi-heure. Les autres sortirent  avec Anna et Martin distribua les cartes. On entendit alors de la musique dans une pièce voisine. Gasquet fit la grimace.   Le gars qui accompagnait les filles était déjà de retour dans le salon. Il répéta à Jeff qu’il fallait partit. Jeff répondit qu’il ne voulait pas partir ce soir.  Une des deux filles – je ne les avais même  pas vues revenir – se moqua de lui, elle l’accusa d’avoir peur de manquer l’école.  Pour toute réponse, Jeff posa ses cartes et se servit un peu de vodka. Gasquet tendit son verre, puis Martin le sien.

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